Alain Jessua : une réalité fantastique

L’oeuvre méconnue d’Alain Jessua (dix films en soixante ans) a anticipé la réalité de nos sociétés modernes par le biais de discrets décalages fantastiques.


A 19 ans, Alain Jessua débute dans le cinéma comme stagiaire sur le film Casque d’or de Jacques Becker avant de travailler plus tard comme assistant sur des films d’Yves Allégret (Mam’zelle Nitouche, Oasis) et sutout de Max Ophuls (Madame de…, Lola Montès), dont la direction d’acteurs le marque fortement. En 1986, dans un entretien à Positif, il racontera comment il a hérité de sa méthode de direction d’acteurs : « Max Ophuls donnait une priorité absolue à la sensibilité de ses interprètes, même s’il avait déjà une idée précise de son découpage avant de filmer. Ainsi Ophuls répétait toujours sa scène avec les comédiens et modifiait son tournage en fonction de son premier travail. » Alain Jessua, dont la formation cinématographique était, pendant ses dix ans d’assistanat, a priori plus technique, accordera toujours une grande attention  à ses interprètes, permettant à des comédiens aussi importants que Gérard Depardieu, Alain Delon, Annie Girardot, Patrick Dewaere, Michel Serrault, Nathalie Baye d’incarner pour lui des personnages souvent très ambigus et nuancés.


La Vie à l’envers, film matrice


En 1956, il réalise son premier court métrage, Léon la lune (Prix Jean Vigo en 1957), ou la journée ordinaire d’un (vrai) clochard à Paris, film muet accompagné par la musique d’Henri Crolla, coécrit par Robert Giraud, témoin de la mistoufle parisienne de l’époque (cf. Le Vin des rues, éd. Stock).  Léon la lune est un succès, et Alain Jessua peut déjà penser à son premier long métrage. Ce ne sera pas l’adaptation du roman de Georges Simenon qu’il rêvait alors (L’Enterrement de Monsieur Bouvet, ou la vie d’un homme qui recouvrait de multiples identités), mais La Vie à l’envers. Cinquante-trois ans après sa sortie, le film reste incroyablement d’actualité. Portrait à la première personne d’un schizophrène, ou récit d’un homme se rebellant devant une société consumériste et conformiste, La Vie à l’envers bénéficie de l’interprétation ironique d’un Charles Denner exceptionnel, mais aussi d’une Anna Gaylor assez juste dans le rôle faussement ingrat de la jeune épouse délaissée (la seule à réellement comprendre ce personnage énigmatique). La Vie à l’envers, c’est l’histoire d’un homme qui délaisse progressivement toute forme de lien sentimental et social autour de lui au profit d’une solitude radicale mais heureuse. Dans une perspective monographique de la trop brève œuvre cinématographique d’Alain Jessua (un court, neuf longs métrages), La Vie à l’envers est un socle, une matrice, aussi bien formelle que thématique. 

Formelle parce qu’on y retrouve sa manière si singulière dans le cinéma français, à la collure de deux plans, de faire glisser imperceptiblement la réalité vers le fantastique, de la décaler suffisamment pour la rendre très réelle et totalement actuelle, à la croisée des œuvres de Franz Kafka et de Samuel Becket. Jessua a toujours fui le réalisme (mais pas la réalité), privilégiant la fable, préservant aussi toujours un certain sens de l’humour. 


Un cinéaste d’aujourd’hui

Certains ont parfois critiqué la vraisemblance de ses récits, mais Jessua a toujours été un cinéaste prémonitoire et intuitif dont la majorité des films a abordé des thèmes qui font encore l’actualité  aujourd’hui : l’obsession du tout sécuritaire, l’exploitation des travailleurs immigrés (Les Chiens, 1979), la société spectacle, la mise en scène des criminels (Armaguedon, 1977), la peur de vieillir, l’aspiration à une forme d’éternité qui vampiriserait la jeunesse (Traitement de choc, 1973), ou encore la question importante qui interroge autant Jessua qu’une grande partie de l’humanité : comment être heureux aujourd’hui, qu’est-ce qui peut nous faire atteindre un bonheur total? Et peut-on s’en satisfaire ? C’est bien sûr le cas de Paradis pour tous (1982) dans lequel un homme constitue à ses côtés une petite société de gens heureux par le moyen d’une technique révolutionnaire de flashage. Cette question anime les personnages des films de Jessua dont la vision subjective (exprimée le plus souvent par leur voix off qui guide le récit) se confronte souvent à la réalité. Dès La Vie à l’envers, puis avec Jeu de massacre, son deuxième long métrage, dans lequel Pierre (Jean-Pierre Cassel), auteur de bandes dessinées épicurien, affirme « avoir trouvé le truc pour vivre quelque temps comme un homme tranquille » alors que Bob l’angoissé dont il s’inspire pour imaginer les aventures de son héros, aurait lui, « rêvé d’une autre vie où tout est pur » et rêve d’imaginaire. Même naïve, cette aspiration totale au bonheur habite le personnage de Louis (Jean Yanne) dans Armaguedon, qui impose une vision idyllique de la société à des spectateurs pris en otage d’un théâtre.

La peur est un élément récurrent dans ses films, un symptôme contre lequel chacun lutte à sa façon. « Comme tout le monde, j’ai ressenti une certaine angoisse (…) devant cette violence à tous les niveaux, mais je crois aussi qu’il ne faut pas céder à la tentation d’entrer dans le monde de la peur (…) il me parait beaucoup plus courageux de résister à ce réflexe de peur que de s’armer jusqu’aux dents et de lâcher les chiens» expliquait le cinéaste à la sortie de son film Les Chiens.

Ses personnages « hors-norme », parfois monstrueux, qui se dédoublent souvent, en exprimant tantôt leurs forces, tantôt leurs fragilités, sont toujours regardés et incarnés avec un minimum d’empathie. Ce sont des expérimentateurs, sur eux-mêmes comme sur leur entourage ou sur la société. Ce n’est certainement pas un hasard d’ailleurs si Jessua livrera sa propre version d’un des plus grands mythes fantastiques (Frankenstein 90, 1984). 

Conscient de son atypisme dans un cinéma français assez peu soucieux du cinéma de genre ou d’anticipation, dominé par les comédies ou les drames psychologiques, Alain Jessua a été, à géométrie variable, son propre producteur (sauf pour Armaguedon), manière de cultiver aussi une forme d’indépendance. Il y a vingt ans, le cinéaste a cédé la place à l’écrivain talentueux et productif (7 romans depuis 1999), cultivant le même décalage dans ses contes cruels ou étranges nous entraînant le plus souvent au-delà des apparences.


Bernard Payen


Texte écrit pour la Cinémathèque française en 2017



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