"La Dérive des continents (au Sud)" : Le goût de la liberté


Cinéaste discret, figure importante de la cinéphilie suisse, Lionel Baier est aussi l’un des rares réalisateurs à évoquer directement les problématiques européennes. Depuis 2007, et Comme des voleurs (à l’Est), il a entrepris une tétralogie autour de l’Europe où les films se répondent sur des questions aussi politiques, mémorielles, qu’intimes. Cela lui a permis aussi d’ouvrir son cinéma vers l’extérieur de la Suisse, tournant aussi bien en Pologne, au Portugal, qu’en Sicile avec ce nouveau film, La Dérive des continents (au Sud). Tout l’enjeu de ce nouveau long métrage, une fois de plus, consiste à mêler la grande et la petite Histoire. La grande, c’est précisément l’Europe face à la crise migratoire en 2020, en l’occurrence un bateau qui s’échoue avec 64 migrants, et la préparation de la visite d’un camp de réfugiés à Catane pour deux leaders européens surnommés « M and M’s », à savoir Macron-Merkel (!). Nathalie Adler à laquelle Isabelle Carré prête ses traits, est l’officier de liaison de la Commission européenne chargée de cet événement. Assoupie au début du film, Nathalie est une femme qui va se réveiller dans tous les sens du terme au long de ce film où elle va réaffirmer son homosexualité, et tenter de renouer avec un fils « en colère » avec qui elle a rompu neuf ans plutôt.
Il y a quatorze ans, Lionel Baier tournait Un autre homme, aujourd’hui ce pourrait être « une autre femme » : la transformation des êtres lui est essentielle, ici chacun(e) va faire un pas vers l’autre pour tisser de nouveau le lien et combler le manque. Ce qui est toujours très beau dans les films du cinéaste suisse, c’est la façon dont il construit, ici avec Laurent Larivière au scénario, ces beaux personnages contrastés, dans leurs forces et faiblesses. Et bien sûr la manière dont les acteurs s’en emparent. 
Ici d’abord Isabelle Carré, étonnante, sortie ici d’un jeu souvent trop illustratif à laquelle on l’a peut-être trop cantonné parfois, pour un personnage bouillonnant et fragile. « Je suis une mère qui a abandonné son fils » se murmure Nathalie dans une très belle scène où elle se répète un discours de pardon devant son fils allongé, dos large et nu, qui ne dort que d’un oeil et entend la confession sans dire un mot. Il est bouleversant de voir comment la personnalité de Nathalie évolue par petites touches,  s’ouvre de plus en plus au monde, et comment l’actrice, avec infiniment de tonalités, va incarner ce champ des possibles. 
Même exercice pour Théodore Pellerin, qui incarne Albert, dont la colère va finir par vaciller vers la tendresse. On connait bien sûr depuis les films de Sophie Dupuis et Philippe Lesage, la propension que ce jeune acteur a de se servir de son corps assez fin et grand. De la colère débonnaire et crue, chantée en rap face à sa mère, au tour de magie dénoué par ses longues mains jusqu’au tremblement de corps face à Ute qui se défend de ses attaques par la drague (Ursina Lardi, elle aussi excellente), il déploie physiquement toutes les nuances de ce personnage complexe et inquiet, qui dialogue avec bien de ceux que le cinéaste a créés dans ses films précédents, à la fois proche et contraire de son Garçon Stupide par exemple, qui jurait à la fin qu’il ne serait jamais un altermondialiste! 
La Dérive des continents est aussi un film mordant dans sa façon d’aborder la politique spectacle, aussi bien dans les dialogues que dans la mise en scène (un burlesque proche de Tati dans son utilisation du plan large) mais aussi très fébrile dans sa crainte qu’on oublie le passé en refaisant les mêmes erreurs. 
Enfin, une fois de plus, Lionel Baier travaille sans cesse son film de l’intérieur pour ne pas le figer : il goûte aussi bien la digression narrative que la liberté formelle. Le sens du détail jamais gratuit (une orange pressée au petit matin, une empreinte de rouge à lèvres sur une serviette en papier), la brève fugue en car touristique de Nathalie, annonçant l’arrivée prochaine du Covid dans la narration « Sentez l’odeur de la ville! », ces quelques images volées de Nathalie buvant une bière la nuit sur la chanson de Nina Simone, The Other Woman, évidemment significative), ou encore un rêve prémonitoire faisant frôler au film une dimension fantastique. 
Il y a bien sûr aussi ce goût récurrent pour le road movie, le voyage où tout se joue, où l’on se dit tout. Ici c’est bien évidemment le lieu désert et fantomatique de Gibellina, village détruit par un tremblement de terre transformé en monumental land art, qui incarnera le véritable lieu symptomatique du film, symbolisant le passé et l’avenir, et dans lequel au présent, Albert réussira, effort suprême mais spontané, à (re)dire « Maman ».
Bernard Payen

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